Les rôdeurs

Publié le par Frédéric MATHIAS

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CHAPITRE 5 : LES RÔDEURS



Combien de temps allaient-ils tenir ? A quel moment la folie de leur entreprise leur paraîtrait-elle évidente ? Sur quel rocher allaient-ils buter, sur quelle branche allaient-ils tomber? Lequel d’entre eux abandonnerait le premier ?

C’étaient trois visages sombres. Marcel marchait devant, la truffe volontaire et l’œil inquiet. Juste à ses côtés, Théophile trottinait plutôt, tâtant sa valise avec inquiétude et régularité, persuadé d’avoir oublié quelque chose. Derrière, à une dizaine de mètres, l’œil féroce et revanchard, David marchait d’un bon pas. Si Théophile s’était trop chargé, lui avait vu sans doute un peu léger : il ne portait qu’une besace dans laquelle se nichaient une gourde, quelques noisettes et un pantalon de rechange. Il avaient quitté le terrier depuis une heure, en prenant la route de l’ouest. Arrivés sur le flanc de la Quenotte Parrachée, pointe rocheuse culminant à 3684m au sein de laquelle se trouvait Fouilleterre, ils avaient aperçu la colonne mouvante du Grand Déménagement, en contrebas, qui se rabattait vers la vallée sud. Eux devaient contourner le pic et monter vers le Nord-Ouest avant de trouver la route qui menait vers le Pays Frère. Cela les rallongeait de quelques kilomètres mais leur évitait de traverser tout le massif montagneux, particulièrement escarpé. Pas question de jouer les alpinistes : faire vite et bien, tel était le défi. Le trio jeta un ultime coup d’œil vers la vallée, puis se remit en mouvement.
L’orage qui avait écrasé la vallée pendant la nuit s’était éloigné, et s’en allait vers l’Italie. A présent, en ce début d’après-midi, un beau soleil venait encourager la folle équipée. Au cours des premiers kilomètres, pas un mot n’avait été échangé. Chacun économisait son souffle et mesurait son pas. Lorsqu’ils ne furent plus qu’à mille mètres d’altitude, ils purent contempler la longue bande boisée qui suit la rivière de La Flèche. Il faudrait la suivre sur une dizaine de kilomètres, puis, faire le grand virage : en route pour le Sud-Ouest. Et chacun songeait déjà à la première grande épreuve, peut-être la pire dans leur imagination : la traversée de la forêt Misère. Pas moins de deux-cent kilomètres d’une jungle inhospitalière aux marmottes. Ils firent une pause lorsque l’ombre des arbres leur indiqua trois heures de l’après-midi. Ils approchaient du fameux « virage ». Ils s’assirent à l’ombre de larges rochers, prenant bien garde de se tenir éloignés de La Flèche, tenant l’eau pour un élément sinon dangereux, au moins très désagréable. Il faut à une marmotte de la terre, du roc et du bois pour qu’elle se sente en sécurité. Marcel défit son baluchon et en retira un rouleau. Il s’agissait de la carte qu’ils devraient scrupuleusement suivre pour se rendre à bon port. Théophile lâcha sa valise sans ménagement, poussant un soupir harassé.
« Théo, déclara Marcel, on n’ira pas loin si tu tiens à garder ce barda. Il va falloir en laisser ici et te faire un baluchon comme moi. J’aurai dû m’en apercevoir plus tôt !
-    Mais j’ai des tas de choses précieuses dans cette valise, qui pourraient nous servir en cas de nécessité ! »
Marcel ne put réprimer un sourire à ces mots, car Théophile, collectionneur fou, voyait une utilité dans presque chaque objet parfaitement inutile. Il avait en outre, reconnaissons-le, un certain talent dans l’improvisation, et ce n’est pas seulement par amitié que Marcel avait réclamé son aide. Théophile compensait en effet ses tares par une inventivité hors du commun. Il accepta cependant de se délester d’une partie de son bagage, tout en auscultant avec passion les alentours… probablement pour remplacer ce qu’il abandonnait ici par d’autres objets inutiles. Théo ne connaissait pas le vaste monde (à sa décharge, les marmottes de Fouilleterre non plus) et s’émerveillait de toute chose au bout de ces premières heures de marche. Les papillons, en particulier, le fascinaient. Quelque chose, au fond de son cerveau si particulier, devait déjà chercher un moyen de voler adapté aux marmottes.
Marcel étala la carte au sol et la maintint avec trois galets pour la consulter. Il fit glisser sa patte au-dessus d’une ligne tracée en rouge. De son côté, David s’était appuyé sur un gros caillou presque sphérique, et profitait de la fraîcheur de l’ombre en surveillant les deux autres d’un œil accusateur et narquois.
« Je me résume, déclara Marcel. Dans trois ou quatre bornes, on trouvera le confluent de la Flèche et de la Misère. Nous nous rabattrons ici et nous suivrons le cours d’eau jusqu’à sa jetée dans le Rhône.
-    A ce stade, fit remarquer David dans son coin, nous serons en plein milieu de la Jungle de Misère. Bien malin si on arrive jusqu’au Rhône, alors qu’aucune carte n’établit la topologie de la forêt avec précision.
-    Et pour cause, répondit Marcel. Les marmottes fuient cet endroit comme la peste. Mais cette carte est celle que suivaient les anciens fournisseurs de Rémi Marrondinde, notre apothicaire. Nous suivrons leur route.
-    Elle n’est plus utilisée depuis 20 ans au moins…
-    Que veux-tu que je te dise ? Nous n’avons pas de moyen plus rapide !
-    Bien sûr que si ! »
Marcel regarda David, déjà irrité par son insolence. Mais celui-ci ouvrait de grands yeux étonnés, et cherchait lui-même d’où venait cette réponse.
-    C’est toi qui a parlé ? demanda Théo.
-    Mais… mais non, balbutia David. C’est… le caillou ! »
Les trois marmottes firent un pas en arrière et contemplèrent le caillou sur lequel s’était appuyé David.
« Je connais un moyen très rapide moi ! »
Plus de doute possible : le caillou parlait. David prit ses jambes à son coup et Théophile commença à trembler. Marcel, pas très fier non plus, ausculta cette aberration de la nature… qui en plus se mit en bouger ! D’un trou sortit une sorte de pattes, vite suivie par trois autres, et le caillou se mit à tourner sur lui-même, jusqu’à ce que sorte à son tour une tête, verte et granuleuse, perchée au bout d’un cou plissé.
« Bon Dieu ! s’écria Marcel en soupirant. Ce que vous nous avez fait peur ! »
C’était une tortue. Dotée d’un carapace couverte de mousses et bien fissurée, elle avait l’air assez âgée, ce qui pour une tortue peut signifier très très âgé. Pourtant la voix était claire et le geste assuré.
« Pardonnez-moi, compagnons, de vous avoir causé cette frayeur ! Je n’ai pu me priver de cette boutade, car pour tout vous dire, je deviens susceptible dés qu’on s’asseoit sur moi sans demander la permission ! »
Marcel et Théo éclatèrent de rire, pendant que David revenait en marmonnant, mains dans les poches.
« Je me présente, reprit le reptile : César Capace. Voyageur égaré et infatigable, j’ai quitté mon pays d’enfance voici deux siècles, et j’ai chevauché –ou presque- au travers de toutes les prairies de France. En prenant son temps, on arrive systématiquement à son but ! Or je vous entendais dire que vous aviez quelque urgence aux pattes !
-    Oui, répondit Marcel. Nous allons dans les Pyrénées. J’ai prévu de passer par l’Ardèche, la Lozère et le Tarn-et-Garonne, mais nous n’avons en tout et pour tout que 6 jours pour aller et revenir ! »
César Capace leva son cou ridé et fixa Marcel avec un regard qui en disait long.
« Eh bien vous ne manquez pas de souffle ! Six jours, avec des pattes de marmotte ! C’est encore plus court que ce que je pensais ! Diaaaaable, c’est parfois le temps que je mets pour faire 3 kilomètres ! Mais ne tergiversons pas ! Je vous parlais d’un moyen ! Il ne sera pas dit que César Capace ne fait profiter personne de sa longue science géographique et de ses souvenirs de voyage ! Voici ce que je vous propose…»

Cette rencontre s’avéra plus que bénéfique. Elle était presque miraculeuse. César proposa aux marmottes le moyen le plus évident pour traverser au moins la forêt de Misère le plus vite possible. La Misère elle-même était la solution : il fallait naviguer ! Lorsque la tortue leur parla de radeau, les trois marmottes n’en menaient pas large, mais elles furent obligées de reconnaître que cette idée les avancerait considérablement.
« J’ai déjà emprunté le réseau fluvial dans ma jeunesse, déclara César. Si vous gérez habilement, vous pouvez faire la moitié du chemin à toute vitesse. Les courants sont puissants, et parfois on trouve de quoi se faire remorquer. »
César récupéra un morceau de bois pourri qui lui servit de crayon pour tracer sur la carte des lignes qui ne s’y trouvaient pas : ruisseaux, rivières et fleuves, tout ce que fuyaient les marmottes, surgirent de la mémoire phénoménale de la tortue pour se graver sur le papier.
« Allez jusqu’au confluent à pieds, acheva-t-il. Là-bas, vous trouverez à l’orée du petit bois un cirque rocheux, à côté duquel vit mon frère Napoléon. Il garde notre cimetière. Nous ne sommes pas fétichistes, n’hésitez pas à lui demander de vous procurer de vieilles carapaces vides. Je vous garantit des barques d’une solidité à toute épreuve. Hydrodynamiques avec ça ! »
Les marmottes remercièrent César avec chaleur, mais ne s’attardèrent pas. Tout devait se faire au pas de course. Pas une seconde ne s’écoulait sans que Marcel ne songe à son frère Mahmoud. Lorsqu’ils eurent disparu de sa vue, César huma longuement l’air et observa le paysage. La Flèche roucoulait et ondulait au soleil, tapissée de perles de lumière.
« Eh bien, se dit-il. Je ne sais pas qui sont ces jeunes gens, mais voilà qu’à présent ils sont beaucoup plus de trois ! »

Une heure plus tard, les marmottes arrivaient en vue du cirque décrit par César. Ils suivaient un chemin assez large au sein d’un bois peu touffu. Théo butta contre une branche et s’étala de tout son long, s’attirant aussitôt une réprimande de David. Marcel tendit la main à son ami quand un buisson, situé à quelques mètres, s’agita. Marcel jeta un coup d’œil distrait, releva Théo, quand le buisson frémit à nouveau. De son côté, David entendit une succession de pas très rapide traverser tout le bois sans pour autant voir une feuille voler. Une branche craqua à droite, un caillou roula à gauche.
« Qui est là ? » s’enquit David.
Le silence retomba, parfaitement inquiétant. Marcel s’empara du manche de son baluchon et patienta quelques secondes. Plus rien. David s’approcha de lui.
« De foutus détrousseurs, ça le sent à plein pif ! Ils n’osent pas s’approcher de jour. Ces campagne sont remplies de truands, et ça n’est que le début.
-    Tu as peut-être raison, répondit Marcel. En attendant, ils ne pourront pas nous suivre sur nos radeaux. Allons-y… »
Les voyageurs sortirent du bois et tombèrent en arrêt devant un panneau indiquant «Vente /Troc/Ferraille : Napoléon reprend tout ! »
Une tortue ressemblant comme deux gouttes d’eau à César sortit de sous une pierre.
« Salut jeunesse ! Je vous attendais !
-    Vous… nous attendiez ? souffla David en levant le sourcil.
-    Ah-ah ! Que croyez-vous ? Livraison express de l’information par Pie Bavarde ! Les frères Capace sont lents de corps mais plus rapides que tout dés qu’il s’agit de vendre ou d’acheter au meilleur taux ! Les frères Capace? Meilleur service d’espionnage industriel du monde, croyez-moi sur parole ! Alors ? Ces barques ? Combien vous m’en donnez ? »
Avec le sentiment de se faire rouler par un gang de spécialistes, Marcel demanda à voir le matériel. Il dut reconnaître que les carapaces étaient magnifiques. Larges et épaisses, elles avaient été polies, et un mât y avait été ajouté. Pendant que Napoléon se perdait en discours élogieux sur ces merveilles technologiques, David Marmotus sortait une bourse pleine à craquer : il avait pensé à ce genre de situation. Marcel songea avec un certain plaisir qu’il faisait tout pour que les choses aillent rapidement. Les trois meilleurs barques furent ainsi achetées, et Napoléon les aida à les mettre à l’eau, en leur dispensant quelques conseils de navigation.
« Service après-vente, précisa-t-il. Si par miracle vous arrivez vivants à l’autre bout de la forêt, ne manquez pas d’allez faire retaper vos barques chez mon autre frère, Hannibal ! Bon courage messieurs!»


à suivre...


PROCHAINEMENT : le chapitre 6
DIAVOLO!

Publié dans Marcel Marmotte

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C
<br /> Ah!enfin !je ne veux pas attendre 5 ans de plus ,je ne suis pas éternelle,moi!<br /> <br /> <br /> Bisous!<br /> <br /> <br /> Et ça rigole plus maintenant ,faut publier!!!!!!!!!!!<br />
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C
2 ans sans nouvelles ,c'est beaucoup!
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M
Je veux pas dire ...mais j'ai entendu parler Marcel..Il m'a dit que tu l'avais planté là en lui disant attends-moi! et il attend toujours ..mais commence à se geler les pattes
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C
Marcel s'est perdu dans la glaise!et pourtant je suis sûre que quelque part un éditeur l'attend!
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C
L'heure approche de pouvoir lire enfin ce qu devient Marcel et ses compagnons<br /> Un joli petit dessin au pastel et ce sera parfait...
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