Bruits de couloir

Publié le par Frédéric MATHIAS


CHAPITRE 3: BRUITS DE COULOIR



La Grande Bibliothèque de Fouilleterre n'était plus beaucoup fréquentée par les marmottes, qui s'oubliaient peu à peu dans l'industrie à outrance. Seule l'aile réservée aux livres d'école restait visitée en permanence par les instituteurs, qui venaient s'y procurer le terreau indispensable à leurs cours. Eux-même, pourtant, avaient oublié, ou plus simplement ignoraient à quel point c'était un bâtiment immense, un des trésors de la montagne, et qu'à une époque ç'avait été le lieu de rendez-vous de bien des intellectuels, artistes, techniciens, médecins et autres artisans de tous poils. On disait même que la Grande Bibliothèque avait été fréquentée par plusieurs espèces animales autrefois. Le savoir des peuples, leur histoire, leurs projets, leurs oeuvres, leur philosophie, tout cela était archivé en cet endroit précieux, et à présent personne ne s'en souciait.
Marcel éprouva donc un sentiment confus en passant la grande porte qui ouvrait sur tant de recueils et de parchemins. Il comprit qu'il trouverait là de quoi apaiser, ou au contraire développer sa soif d'aventures. Son peuple, s'il était aujourd'hui, on peut le dire, terre à terre, avait donc été à la recherche d'un vaste connaissance. Que s'était-il passé pour qu'un tel changement d'attitude ait lieu?
Il y avait un petit bureau d'accueil. Marindodouce et Marcel ne virent d'abord personne, puis entendirent un bruit de papier chiffonné, en même temps qu'un marmonnement irrité...
"Scrogneugneugrmblllgroumf..."
Une tête noire, ébouriffée, couverte de vieilles feuilles déchirées, d'épluchures de crayons et de bouts de gomme apparut. Deux yeux jaunes s'allumèrent comme des lampes à huile, devant lesquelles une main griffue déposa de minuscules lorgnons. Une voix de crécelle s'éleva et se perdit dans les rayons.
"Gn'est-ce gneu c'est? Tiens! Gneu docteur! Vous gn'êtes pas gnen train de faire vos vgnalises, gnocteur?"
Cette marmotte d'outre-tombe s'appelait Ignace Marmiton. On pouvait facilement croire qu'il n'avait jamais vu la lumière du jour: quasiment aveugle, rabougri et maniaque, il avait en revanche développé des qualités précieuses. Tout le monde savait qu'il était ami avec une bande de taupes: s'il était trés mal vu de se frotter à l'ennemi héréditaire, Ignace n'en avait cure, et avait développé auprès d'elles un odorat exceptionnel, et aussi un sens du goût faisant honneur à son nom de famille. Fine gueule, il connaissait par coeur tous les ouvrages de cuisine et leur avait consacré un rayon plus imposant qu'aux autres. Selon lui, ils contenaient tous les secrets de l'univers, et étaient aussi passionnants que les romans, qui avaient fini par l'ennuyer.  Il était en outre capable de se repérer en quelques secondes dans les secteurs de la bibliothèque s'apparentant le plus à un épouvantable capharnaüm. C'était le cas du rayon médical. Marcel expliqua le problème en contenant au mieux son émotion, puis le docteur décrivit l'ouvrage qui les intéressaient. Ignace écouta religieusement, s'empara de sa chandelle et la leva vers le visage de Marcel. Celui-ci éprouva une sensation désagréable, impressionné par le regard perçant d'Ignace.
"Toi! chuchota ce dernier. Tu gneu viens pas seulement gnici pour tgnon frère. Je vois dans tes gnyeux... tu cherches. Prends garde, petit! L'aventure gneu mène pas tougnours au paradis..."
Marcel ne comprit pas vraiment à quoi faisait allusion le bibliothécaire, mais il était certain que celui-ci venait de sonder son coeur en une seconde. Ignace tourna les talons et leur fit signe de les suivre. La bibliothèque n'était quasiment pas éclairée. Des toiles d'araignées décoraient les hautes étagères comme de tristes sapins de noël, des pages déchirées s'étaient égarées un peu partout, et le bois des meubles craquait régulièrement. Ce qui frappa Marcel, c'est qu'il faisait pourtant bien chaud ici. L'endroit lui semblait sécurisant. Il trouvait par endroits que cela ressemblait à la mine de charbon. Au bout de quelques minutes, Ignace les introduisit dans une pièce isolée.
"Voignà! dit-il en posant la chandelle sur un petit bureau. C'est le secteur que vgnous cherchez.
-Mon Dieu, soupira le docteur. J'avais oublié quel effroyable bazar règne ici! Je comprends pourquoi je n'y avais pas mit les pieds depuis mes études!
-Boof, reprit Ignace. Toutes ces vieilleries médicinales gneu valent pas un bgnon repas, crognez-moi. Enfin, bon couragne quand même. Moi, gneu vais préparer mes valises pour le déménagneument."
Ignace s'éloigna en traînant des pattes, puis referma derrière lui. Marindodouce se frotta les mains et s'exclama:
"Bon! Allez, au boulot! Marcel, tu vas d'abord me nettoyer ce plancher couvert de paperasse et caser le tout dans un coin. Moi, je vais commencer la recherche par les étages supérieurs."
Joignant le geste à la parole, le docteur fit glisser une grande échelle contre la paroi et grimpa pour consulter la tranches des livres, empoussiérés depuis des décennies.

Plus haut dans la cité, à quelques dizaines de mètres du centre-ville, alors que de longues colonnes de marmottes débutaient l'exode annuel vers le camp d'hiver, David Marmotus avançait d'un pas décidé vers la maison de Madame Marmotte. Elle ne s'était pas encore inscrite sur le registre des départs, et il avait vu là une excellente occasion de venir embêter Marcel, vexé de n'avoir pu lui répondre lors de l'altercation avec Théophile. Le sourire aux lèvres, il répétait déjà ses phrases favorites ("Si on est en retard, on saura à cause de qui"...), ne sachant rien du drame qui venait de s'abattre sur la famille, et s'enfonçait dans les couloirs menant au quartier des mineurs. Il ne venait jamais par ici, et il comprit aussitôt pourquoi: la pauvreté des terriers, l'étroitesse des voies d'accès le rebutaient. En vérité, il mettait en général des tas d'adjectifs péjoratifs sur les pauvres, mais il n'avait jamais vu à quoi ils ressemblaient de près. Il était en outre doté d'un sens de l'orientation déplorable, si bien qu'il se perdit et tourna en rond pendant un moment. Vexé de ne pas trouver ce qu'il cherchait, il s'apprêtait à revenir sur ses pas quand il buta contre des morceaux de charbon et s'étala avec violence. Le nez dans la poussière, il constata qu'il avait atterri devant une tannière de maçon, rien de plus qu'une petite loge "où ces fainéants d'ouvriers entassent leurs loques et leurs pelles". Il serra les dents et tapa du pied par terre, comme un enfant gâté. C'est là qu'il sentit quelque chose se coincer entre ses griffes. Fronçant, les sourcils, il s'accroupit et tira de sous son pied un étrange petit rouleau de parchemin. Il l'ouvrit distraitement en murmurant...
"Tiens, les ouvriers savent lire, c'est déjà un progrès!"
Mais son souffle fut rapidement coupé, en même temps que sa colère s'évanouit. Incapable de refermer ses paupières, il resta figé devant le mystèrieux message pendant de longues secondes.
"Ca alors!" souffla-t-il.
Puis il parti d'un formidable éclat de rire qui se perdit en une multitude d'échos.

"Je l'ai!" s'exclama Marindodouce après une dizaine d'heures de recherches. Incapable de savoir si on était le jour ou la nuit, il était dans un état second à force d'avoir parcouru les rayons et des centaines de livres. Marcel avait fini par s'endormir sous une liasse de papiers, entre un cours d'anatomie et la recette d'une mixture d'herbes destinée à calmer le hoquet. Le docteur dut le secouer assez longuement pour que Marcel émerge enfin: il faut dire qu'il avait presque tout rangé dans la pièce.
"Je le tiens, p'tit gars! Ton frère est sauvé!"
Il invita Marcel à contempler un vieil ouvrage, qui ne payait pas de mine. Le livre n'était pas imprimé, il s'agissait d'un manuscrit raturé, rempli de dessins divers, de signes étranges, cabalistiques, ésotériques, qui alternaient avec des discours purement scientifiques puis des descriptions de visions chamaniques. Il était intitulé Comment j'ai survécu au fléau: histoire de la renaissance de notre peuple. L'auteur s'appelait Sculteroche. Pas de nom de famille.
"
Ce titre contient deux éléments majeurs, expliqua le docteur. D'une part l'auteur dit qu'il va nous donner le moyen de survivre à Senolvag, et d'autre part, il ne laisse pas d'ambiguité sur ce que fut son rôle après le désastre...
- Son rôle? demanda Marcel intrigué.
- Réfléchis mon gars. Sculteroche était le seul survivant, dit-on. Mais en vérité il était le seul survivant mâle, puisque Senolvag épargne les femmes. Renaissance de notre peuple... je ne vois qu'une explication."
Le docteur fit défiler les pages et arriva sans difficultés à ce qu'il cherchait, car les thèmes étaient fort bien classés et abondamment illustrés. Il montra à Marcel un dessin représentant Sculteroche lui-même au bras d'une femelle marmotte.
"Sculteroche et Maligne, unis au printemps de l'année Verte."
Il tourna la page et un second dessin apparut, presque le même, avec une variante.
"Sculteroche et Bellaupré, unis au printemps de l'année Croquante."
Et encore:
"Sculteroche et Damefière, unis au printemps de l'année Qui Coule."
Marindodouce leva les yeux vers le plafond.
"Je m'en doutais depuis longtemps. Il y avait des rumeurs là-dessus. Les livres d'histoire racontent que notre ville a été repeuplée par des marmottes venues d'autres régions, d'autres pays, mais c'est faux. Sculteroche a fécondé un maximum de femmes après le désastre. Cela remonte à l'Age Sombre, il y a, bon sang, six siècles au moins. Sculteroche est le père de nos pères. Nous sommes les descendants d'un miraculé."
Marcel leva les yeux lui aussi, mais avec ironie plutôt qu'avec respect.
"Bon, dit-il, c'est trés bien, nous descendons tous d'un chaud lapin! Maintenant, si vous pouviez chercher la formule médicinale, on pourrait peut-être...
- Ca va, coupa le docteur en levant la main. Tu as raison. La voici: Sculteroche l'avait isolée en début d'ouvrage. Il savait sans doute qu'un jour on aurait à la ressortir. Va vite voir le pharmacien, et achète les produits. Va voir le maire aussi, et explique lui notre décision de partir après les autres. Dans un petit moment, je te rejoindrai et je préparerai la mixture.
- Vous restez ici?
- Oui. Je veux absolument en savoir plus sur notre ancêtre chamane. Je vais lire son livre. Allez, va!"
Marcel n'insista pas et repartit vers le centre-ville en courant, le coeur léger. Mahmoud allait vivre! Il se précipita dans la pharmacie, juste au moment ou Rémi Marrondinde, l'apothicaire, fermait boutique pour rejoindre la cohorte du départ.
"Fermez pas! J'ai besoin de ça! hurla Marcel en agitant son papier et en rouvrant lui même la porte d'entrée.
- Eeeeh Marcel! T'embête pas surtout, qu'est-ce que tu fais?
- C'est, euh, c'est urgent! J'ai besoin de tous ces produits!
- Tu es malade? C'est le docteur qui t'envoie? demanda Rémi en s'emparant de l'étrange ordonnance.
- Oui, c'est lui. C'est à cause de mon fr... euh, de mon front, je me suis cogné à la mine, et euh, je risque de devenir fou si je ne me soigne pas."
Devant l'agitation de Marcel, le pharmacien se demanda s'il n'était pas trop tard, mais il consentit en soupirant à aligner les différents produits sur le comptoir.
"Eh bien voilà, ça fait 2 noisettes et 4 graminées."
Marcel paya et se dirigea vers la sortie, les bras chargés de flacons divers, contenant pour la plupart des produits trés communs.
"Ah! l'interrompit le pharmacien. J'ai trouvé tous les produits de la liste, sauf un: il est en rupture de stock depuis longtemps. J'en avais bien en import, mais personne n'en demande plus.
- Quoi? demanda Marcel en frémissant.
- Ouais... Cette plante, euh... Aster Pyrenaeus. Comme son nom l'indique, elle est endémique des Pyrénées.
- Endémique? Ca veut dire que...
- Ca veut dire que le seul endroit au monde où elle pousse, c'est là-bas. Et si le docteur tient absolument à la faire figurer dans son ordonnance, eh bien il faudra vous débrouiller pour y aller, parce que dans la région, tu peux me croire: il n'y en a plus une tige."
Marcel crut que le sol se dérobait à nouveau sous ses pieds. Il se précipita vers la maison de sa mère. C'était une véritable catastrophe.

Une heure plus tard, Ignace Marmiton avait achevé de préparer ses bagages. Il se dirigea vers la pièce des ouvrages médicaux pour annoncer au docteur qu'il allait fermer. Quand il entra, il faisait noir: la chandelle avait fondu depuis lontemps. Mais il voyait assez bien dans la nuit: il découvrit avec stupeur que Marindodouce était totalement immobilisé. Le corps traversé par les piques du grand candélabre qui se trouvait là, il avait littéralement été cloué sur place. On l'avait frappé dans le dos. Les livres posés là avaient absorbé tout le sang et leurs pages s'étaient colorées d'un rouge sombre. Le livre de Sculteroche avait disparu.
L'orage qui menaçait depuis tant d'heures éclata enfin sur la vallée.

A SUIVRE

Frédéric MATHIAS




LA SEMAINE PROCHAINE: le chapitre 4
UN VOYAGE IMPREVU











Publié dans Marcel Marmotte

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E
Un seul être vous manque.......MarcelMais oui Marcel, Marcel Marmotte!!!! VVVVVVVVIIIIIIIIITTTTTTTTTTTTTEEEEEEEEE
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A
Peut pas y avoir un joli dessin de Marmotim's l'infirmière ??
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L
Disney se mord les doigts!!!<br /> il ne manque qu'une seule chose la version livre aux éditions...Chut ne donnons pas de nom!! avec une publication collector incluant les pages croquis, le synopsis et tout ce qu'il faut pour les fans.<br />  <br /> attention,  nous arrivons!!
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C
C'est pas possible, ça ne peut pas continuer comme ça!il faut la suite,tout de suitegniagniagnia j'peux pas attendreJe commande le livre entier!
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