Diavolo!

Publié le par Mathias

CHAPITRE 6

DIAVOLO!


« Ca va être mon baptême de l’eau, déclara Marcel d’une voix chevrotante. J’y suis jamais monté, moi, en bateau. »

Le fait est que Marcel, s’il n’était pas homme à se laisser intimider, ni par les gens ni par les éléments, appartenait au monde de la terre : il aimait la roche, l’odeur des racines et la poussière du charbon. L’eau … Tellement insaisissable, transparente, mouvante ! Il observa sans mot dire la carapace flottante qui clapotait sur le courant de la rivière. Il se perdait dans ces pensées inquiètes quand une ombre décidée passa à son côté en le bousculant légèrement. David passa  prestement la patte par-dessus la coque, jeta sur Marcel un œil plein de défi et déclara :

« Mon père possède sept bateaux, bien plus beaux que celui-ci ! »

Il tira la drisse qui pendait le long du grand mât, hissant ainsi la grande vergue : une voile carrée de toile de coton rude se déploya et claqua avec force, gonflée d’un coup de vent puissant. Le bateau avança d’un mètre, juste retenu par la corde d’amarrage, qui grinça contre la coque. David s’assit sur la planche de bois qui traversait la carapace, main sur le gouvernail :

« J’ai navigué sur plus de 100 milles de nos rivières déjà ! Même ces coquilles de noix sauront nous porter. En tout cas, dirigées d’une main sûre. »

OK, songea Marcel, c’est ton heure, salopard. Fais donc le fier à bras, toi qui n’as jamais touché une pioche de ta vie !

Il inspira fortement part la truffe, observant un Théophile insouciant, qui jetait sa valise à l’avant de son embarcation. Napoléon Capace s’avança sur la rive et tourna son long cou ridé vers Marcel, auquel il sourit avec tendresse :

« Dans notre famille, comme tous ceux de notre race, nous aimons autant le sable chaud et mouvant que l’onde fraiche et ondoyante, la roche meuble et l’herbe fraîche. Nous naissons dans la terre, abandonnés par nos parents. Toi tu es né dans la terre aussi, et tu apprendras à aimer ce qui te fais peur.

-       Que voulez-vous dire ? demanda Marcel que ce discours étonnait.

-       Tu pars pour un voyage bien long, bien long. Quand tu reviendras, si tu reviens, tu ne seras plus le même, crois-en la vieille tortue. Cette rivière qui te fais peur, sera pour toi comme un mince filet d’eau. »

 

Marcel était un rien superstitieux, comme toutes les marmottes de son pays. Il savait que les tortues ont des dons de prescience, et qu’elles ont une vision du temps bien plus large que le commun des mortels. Il songea également aux mots d’Ignace le bibliothécaire, qui avait lu en lui le désir d’aventures. Napoléon lui fit signe de monter à bord.

« Nos carapaces sont solides, termina-t-il. Elles nous protègent pendant plus d’un siècle, et lorsque nous les lançons sur l’eau, elles portent d’autre corps, pour bien des années supplémentaires. Dans cette barque, vit encore un peu mon grand-père Charlemagne Capace ; C’est une bonne coque, qui te mènera loin. »

Marcel serra les poings, déposa sa pioche et son ballot dans la barque, puis, avec toute sa bonne volonté, embarqua ; Un mouvement de balancier s’imprima à lui : Un haut-le-cœur le prit aussitôt… le mal de mer aurait raison de lui avant tout le reste, il en était sûr. Il repensa à sa mine bien aimée. Napoléon détacha les aussières qui retenaient les barques à de lourds rochers. Le courant happa les trois héros. L’aventure commençait.

  

Grisé par le vent frais et le soleil qui chauffait sa fourrure, Théophile, à la proue de ce qu’il appelait déjà son « navire », chantonnait d’une voix assurée. David lui cria de plutôt prendre garde à rester la patte sur le gouvernail, sans quoi il aurait vite fait de finir dans le décor. Les trois compères naviguaient à distance raisonnable les uns des autres, n’élevant la voix que pour échanger quelques conseils sur la navigation.

Ils avancèrent sur quelques kilomètres à bonne allure, constatant que peu à peu, les rives se couvraient de plus en plus d’arbres lourds et inquiétants. Dans un moment, ils seraient plongés dans la Forêt Misère, célèbre pour être depuis la nuit des temps un repaire à brigands de toutes espèces. La cime des vieux chênes s’élevait de plus en plus, et formait, par endroits, un pont de verdure au-dessus du cours d’eau.

Alors qu’il commençait à s’habituer au rythme lancinant du courant, qui se faisait très calme à cet endroit, Marcel entendit de l’agitation dans les branchages. Il cru d’abord à quelque chamaillerie de volatiles, mais il n’entendait aucun cri, et ne vit pas une plume voler. Il jeta un œil sur ses comparses, mais n’eut rien besoin de leur dire : ils avaient comme lui le nez levé vers cette agitation invisible. La prudence des marmottes était à son comble. Ils se savaient suivis depuis les premiers kilomètres, et redoutaient le moment ou les rôdeurs se manifesteraient. On n’entendait que le clapotis de la rivière. Marcel vit quelques feuilles dégringoler et venir se poser sur l’eau.

Cette fois-ci, il vit assez distinctement une silhouette d’une rapidité étonnante longer une branche, prendre appui sur celle-ci, bondir à travers les airs puis se rattraper comme un singe sur une autre, appartenant à un arbre perché sur l’autre rive. Marcel ne connaissait qu’une espèce qui soit si agile.

« David ! murmura-t-il ; Je crois qu’on a de la vis… »

David avait sorti de sa veste un long pistolet à percussion espagnol et tendait le bras vers la silhouette mouvante. Marcel voulu lui crier de ne rien tenter mais la détonation couvrit sa voix. Un nuage de fumée engloutit David et sa barque, pendant que Théophile, effrayé, se tassait au fond de la sienne. Un flot de feuilles déchiquetées dégringola du toit végétal, et un morceau de branche suivit. Mais c’était tout. Un cri aigu s’éleva alors de la rive, suivit par des dizaines d’autres cris, tout aussi stridents, partout autour d’eux.

Marcel saisit rapidement sa pagaie pour rabattre vers le rivage, craignant un abordage massif venu des branches. Il ne croyait pas si bien dire. Une dizaine de silhouettes sombres, agrippées à des cordes, se détachèrent des arbres pour fondre sur les embarcations ;

« Diavolo !! » cria Marcel en brandissant sa pagaie.

Un individu criard, roux de la tête aux pieds, attifé comme un pirate, bandeau sur l’œil et bottes de cuir, percuta de plein fouet le visage de Marcel. A peine faisait-il le tiers de sa taille, mais il était doué d’une force peu commune. Il écrasa son poing contre la truffe de notre héros, qui répliqua en le saisissant par les abajoues et en le projetant au sol. Au même moment, un deuxième voyou atterrit derrière Marcel, et d’un coup de pique bien placé, le força à plier les genoux et tomber en arrière. Il bondit ensuite sur sa poitrine et pointa sa petite lance entre les deux yeux de la marmotte. Marcel le détailla rapidement et n’eut plus de doute : des écureuils ! La barque, désorientée par cette agitation, vint frapper celle de Théophile, elle aussi envahie de petits rongeurs insaisissables. La bôme en fut secouée et vint frapper l’écureuil derrière le crâne, permettant à Marcel de se relever. Juste à côté, Théo était en train de se battre à sa façon, un peu bizarrement, mais avec efficacité. Il avait ouvert sa valise en en tirait des objets hétéroclites pour en faire des armes. Il se saisit ainsi de son vieux réveil, en remonta le mécanisme à toute allure, et le plaqua contre le crâne d’un de ses agresseurs pour le faire sonner. Celui-ci poussa un cri aigu et se jeta à l’eau en bouchant ses oreilles. Déjà assailli par trois autres petits pirates, Théophile allait appeler à l’aide quand Marcel prit son élan et se jeta de tout son poids, plutôt honorable, dans le bateau de son ami.

L’embarcation fut secouée comme par une forte vague, et Marcel, qui avait en main sa pioche, se leva en grondant :

« A nous, bande de chenapans ! »

Il abattit son manche de pioche contre les trois assaillants de Théophile, qui se dispersèrent avant même de sentir le vent du coup porté. L’un s’était juché sur le chapeau de Marcel, l’autre dans la poche ventrale de sa salopette, et le troisième agitait un petit lasso comme un véritable cow-boy. Théophile l’attrapa par sa queue touffue et le lança loin au-dessus de l’eau. Ce qu’il vit alors le sidéra. Le petit animal eut le temps de jeter son lasso autour d’une branche, banda ses muscles, se recroquevilla, et grimpa le long de la ficelle en une demi-seconde avant de rejoindre le feuillage. Quelle agilité incroyable ! Arrivé en haut, il sortit de nulle part un arc, tira puissamment sur l’instrument, et fit partir une flèche, attachée à un solide fil de chanvre, qui se planta à la poupe de la barque ; Aussitôt, le fil se tendit, et la barque fut immobilisée dans sa course, tournoyant sur place. Six ou sept nouveaux rongeurs tombèrent sur le bateau comme des fruits bien mûrs. A plusieurs, ils se saisirent de la pagaie et s’en servirent comme d’un bélier qu’ils enfoncèrent dans la poitrine de Théophile. Le malheureux chuta en arrière et tomba directement à l’eau. Il disparut sous l’eau claire, puis réapparut presqu’aussitôt dans une inspiration bruyante et une quinte de toux. Marcel sortit son canif, coupa le fil qui retenait la carapace, et se jeta vers le bord pour tendre la main à Théo, qui la saisit aussitôt. Plusieurs des diaboliques créatures se jetèrent en piaillant sur  son dos pour l’en dissuader, griffant, mordant, pinçant ! Mais la marmotte des Alpes a le cuir solide et une bonne couche de gras. Marcel serra les dents, tira puissamment Théo hors de l’eau, puis se débattit comme un ours pour décrocher les écureuils, qu’il commençait à affubler de noms d’oiseaux bien choisis. Mais il en arrivait d’autres encore, et les marmottes commençaient à s’épuiser, et à songer qu’elles n’en viendraient pas à bout. Marcel jeta un coup d’œil vers David. Celui-ci n’en menait pas large non plus, Marcel avait même l’impression que les écureuils s’acharnaient particulièrement sur lui. David tentait de remettre la main sur son revolver, mais la bande était purement et simplement en train de le ligoter. Il constata qu’un des écureuils fouillait activement dans le baluchon de David, celui-ci lui donnant tant bien que mal des coups de pattes griffues pour l’en empêcher.  Marcel s’agita encore mais un de ses agresseurs sortit un couteau de chasse, le lui colla sous la gorge et s’exclama :

« Ca suffit maintenant ! Vous êtes faits ! Un geste et tu es mort, gros ragondin ! »

Marcel ne songea pas à protester : il voyait bien que cette embuscade avait été pour la bande une récréation, qu’il s’agissait là de professionnels et que David, Théo et lui n’avaient en vérité aucune chance de s’en sortir. Ils allaient se faire dépouiller de tout ce qu’ils possédaient, à n’en pas douter. Pour les marmottes, les écureuils étaient de petits feux follets diaboliques, comme l’indiquait l’expression transalpine « Diavolo ! » qui avait échappé à Marcel à leur vue. Un immense désespoir l’envahit brutalement : à peine partis, ils tombaient dans un piège. Jamais ils n’arriveraient à temps ! Son frère allait mourir de la terrible maladie. A cette pensée des larmes lui montèrent aux yeux, et il voulut frapper en tous sens, comme un enfant contrarié. En vain : ses membres étaient immobilisés désormais. Celui des écureuils qui lui avait adressé la parole grimpa avec agilité en haut de la vergue et interpella l’autre embarcation.

« Alors vous autres ? héla-t-il. Avez-vous trouvé ?

-       Pas encore chef ! répondit un écureuil dont la coupe de cheveux excentrique le faisait ressembler à un Iroquois. A croire qu’il l’a avalé, ce dodu là !

-       Hâtez-vous ! Nous approchons de la cascade ! »

Marcel entendait en effet monter un sourd grondement, et sentait le rythme du bateau s’accélérer : des rapides ! De longues secondes s’écoulèrent, au cours desquelles les écureuils commençaient à montrer des signes d’impatience, et jetaient des coups d’yeux de plus en plus fréquents dans le sens du courant. Le soleil teintait l’horizon d’un orange vif et chaleureux : qui eut put soupçonner le drame qui se déroulait à l’ombre des grands chênes en cette heure ?

« Alors, foutredent ! Hurla le chef de bande. Qu’attendez-vous tas de cloportes ! Nous allons passer à la baille si ça continue !

-       Tu ne crois pas si bien dire ! » gronda David Marmotus.

Dans l’agitation, il avait rongé un de ses liens et remit la main sur son arme antique. D’un coup de dent, il éborgna un de ses agresseurs, poussa un deuxième hors du bateau, puis, tirant le chien de son arme, en colla le canon froid contre le crâne de l’Iroquois.

« La dodu te salue bien, sous-race ! »

Le coup de feu retentit avec violence, disséminant l’écureuil dans l’air et vers la mort. Alors que montait le cri gargantuesque de la cascade, le maître de la bande poussa son cri de ralliement dans un éclair de terreur.

« Gardieeeeeeens ! » Hurla-t-il

Aussitôt, les petites silhouettes rousses lancèrent leurs lassos avec agilité, et en quelques secondes, ces formes ondoyantes regagnèrent la sécurité trompeuse des arbres, encore lourds de feuillage automnal. Marcel se redressa, aidé tant bien que mal par un Théophile qui ne pouvait détacher son regard du revolver tueur que venait d’utiliser David sans sourciller. Il bredouilla trois mots devenus inaudibles dans le tumulte de l’eau.

Un craquement atroce se fit entendre à leurs côtés et ils virent des débris de carapace et des bribes de toile retomber dans les rapides : la barque désormais vide de Marcel venait d’éclater au contact d’un rocher affleurant à la surface de l’eau. Marcel, le visage trempé de gouttelettes furieuses, posa la main sur le gouvernail et tenta d’orienter l’embarcation entre les caillasses tranchantes et les vagues. Mais deux marmottes, c’était trop pour une tel esquif : secoué comme un prunier, il n’était quasiment plus manœuvrable. A deux pas, David était en train de ramener avec habileté le sien vers la rive, juste à temps. Le choc contre les galets fit trembler sa barque, mais il avait su éviter le drame : son expérience de navigation n’était pas un mensonge. Lui-même à bout de nerfs, ils vit ses deux compagnons emportés par les flots jusqu’au seuil fatidique : la forêt s’arrêtait net sur une clairière de vide, et l’eau plongeait dix mètres en contrebas avec une violence qui suffisait à tuer dix marmottes. David prit sa tête dans ses mains :

« Non, c’est trop bête ! Pas maintenant ! Pas maintenant ! »

La carapace si solide de l’ancêtre tortue fut happée comme un vulgaire épis de blé dans une batteuse de campagne.

Le soleil se couchait. David resta immobile, incapable de parler, devant le concert hurleur de la rivière.

 … à suivre

Publié dans Marcel Marmotte

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
C
<br /> La suite,la suite.........pourvu qu'ils s'en sortent....<br />
Répondre